Républicanisme et Libéralisme

 

D'un point de vue historique, le libéralisme est une doctrine dérivée du républicanisme en ce sens qu’il a tiré du républicanisme plusieurs de ses principes fondamentaux, au premier rang celui de la défense de l’Etat limité contre l’État absolu. S’il est vrai que la conception libérale de l’État insiste sur la nécessité que le pouvoir suprême soit limité, il est tout aussi vrai que la même exigence est affirmée avec autant d’énergie par les théoriciens politiques républicains que ce soit pour le gouvernement monarchique, comme pour les républiques. Machiavel qualifie le « pouvoir absolu » de « tyrannie » et explique qu’« un prince qui peut faire ce qu’il veut est un fou ; un peuple qui peut faire ce qu’il veut n’est pas sage ».

Cicéron dans son De Officiis désigne la garantie de la propriété comme le motif qui a poussé les hommes à abandonner la condition de la liberté naturelle et à instituer des communautés politiques ; quand Machiavel explique en quoi consiste l’« intérêt commun de la vie républicaine », il ne fait mention d’aucune fin collective et souligne que l’intérêt commun que les citoyens tirent de la « vie républicaine » consiste dans le «pouvoir de la libre jouissance de ses biens sans inquiétude, de n’avoir à craindre ni pour l’honneur des femmes, ni pour celui des enfants, ni pour le sien ».

Du point de vue théorique, le libéralisme peut être considéré comme un républicanisme appauvri, ou incohérent, mais non comme une théorie alternative au républicanisme. Skinner soutient que les républicains, à la différence des libéraux, « insistent sur l’idée que vivre dans une condition de dépendance est pour soi une cause et une forme de contrainte ». Alors que les libéraux retiennent que « la force ou la menace coercitive de celle-ci constitue l’unique forme de contrainte qui interfère avec la liberté individuelle », les républicains sont disposés à lutter également contre les formes de contrainte qui proviennent de la dépendance.

Si nous acceptons la thèse de Pettit, selon laquelle le républicanisme considère la domination et non les contraintes comme l’ennemi principal de la liberté, on peut soutenir que le libéral considère les lois (dont les lois non arbitraires qui visent à réduire la dépendance de quelques citoyens soumis par la volonté arbitraire d’autres citoyens) comme une restriction de la liberté, tandis que le républicain considère ces mêmes lois comme le plus sûr rempart de protection de la liberté. Il est, par conséquent, disposé à supporter de sévères interférences pour réduire le poids du pouvoir arbitraire et de la domination sur lui-même et sur les autres.

Cette interprétation rend le républicanisme incompatible avec le libérisme, mais pas avec le libéralisme. Beaucoup de libéraux sont d’accord avec le projet républicain d’étendre la liberté au-delà de ses frontières présentes. Les républicains voudraient voir une majorité de femmes et d’hommes partager la culture de la citoyenneté, ne pas être disposés à être au service d’autres individus, traiter les autres avec respect, être prêts à accomplir les devoirs civiques et à pratiquer la solidarité.

Étendre les frontières de la liberté signifie que davantage de femmes et d’hommes ne doivent dépendre du jugement arbitraire d’autres personnes pour entreprendre une carrière dans le secteur public ou privé, qu’il y a toujours moins de citoyens qui se sentent sans défense face à l’autorité publique et à la bureaucratie, réduits au silence et à la passivité en raison de leur groupe social, culturel, ou ethnique considéré comme inférieur et sans valeur, discriminés ou traités avec arrogance ou suffisance sur leur lieu de travail ou relégués ou autorelégués à l’enfermement dans la vie domestique.

(Ndt : Le libérisme est la traduction du terme italien liberismo, inventé pour désigner le néolibéralisme économique, qui défend le marché du laissez-faire et rejettetoute intervention étatique dans le domaine économique, qui se distingue clairement du libéralisme politique, qui, lui, peut avoir recours à des interventions étatiques pour réglementer les lois du marché.)

Skinner relève, dans le langage des droits, une différence théorique importante entre le républicanisme classique et le libéralisme. Il est vrai que les républicains classiques, Machiavel le premier, ne parlent pas de droits, et encore moins de droits innés ou naturels de l’homme. L’idée, et surtout la pratique, des droits enseignent aux citoyens un mode de vie qui refuse tant la servitude que l’arrogance, comme l’a expliqué Tocqueville :

« Après l’idée générale de la vertu, je n’en sais pas de plus belle que celle des droits, ou plutôt ces deux idées se confondent. L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique. C’est avec l’idée des droits que les hommes ont défini ce qu’étaient la licence et la tyrannie. Éclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance et soumis sans bassesse. L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse ; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ? »

L’idéal républicain permet d’identifier comme manque de liberté la dépendance de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus et surtout entend mettre en évidence le lien entre liberté et vertu civile de manière plus persuasive que l’idéal libéral de la liberté. Un libéral, qui partage l’idéal de la liberté comme absence d’interférence, peut accepter d’accomplir quelques devoirs civiques parce qu’il estime que sa contribution a une valeur morale, ou qu’il pense que son acte sert à préserver la communauté décente et tranquille, ou qu’il croit, comme l’expliquait Benjamin Constant, que l’engagement pour le bien public (c’est-à-dire le patriotisme, pour employer le terme de Constant) sert à défendre la liberté individuelle des abus des gouvernants.

Il est toutefois difficile de le convaincre d’accepter d’être entravé par des lois qui le contraignent à donner de l’argent ou de son temps personnel pour l’intérêt commun et  à servir le bien public. La liberté libérale n’est pas seulement une absence d’interférence, mais également une « dispense de dévouement », comme l’écrit Hobbes dans le Léviathan.

Les citoyens qui acceptent l’idéal républicain de la liberté identifient le manque de liberté seulement à la domination, non à l’interférence. À la différence du libéral, qui considère la participation publique comme une restriction de la liberté, les républicains considèrent cette participation comme le complément authentique de la liberté.

Les différences communautariennes, proposant de raviver la vertu civile des citoyens au moyen d’un renforcement de l’unité morale et culturelle de nos sociétés démocratiques, sont bien davantage marquées.

Jürgen Habermas estime que le républicanisme est une tradition intellectuelle dérivée d’Aristote qui se base sur le principe de la citoyenneté comme appartenance à une communauté ethnoculturelle qui s’auto-gouverne. Le républicanisme, d’après lui, est une doctrine qui considère les citoyens comme partie de la communauté qu’ils peuvent développer pour exprimer leur identité et leur excellence morale seulement à l’intérieur d’une tradition et d’une culture partagée qui comportent une conception commune du bien moral.

Pour les républicains, être citoyen ne signifie pas tant appartenir à une communauté ethnoculturelle qui s’auto-gouverne que d'exercer les droits civils et politiques qui dérivent de l’appartenance à une république, ou civitas, c’est-à-dire à une communauté politique qui, avant d'être culturelle ou ethnique, a pour finalité de permettre aux individus de vivre ensemble justement et librement sous le gouvernement de la loi.

Pour eux, le bien commun le plus important est la justice, car c'est seulement dans une Cité juste que les individus ne sont pas contraints à servir la volonté d’autres et peuvent vivre libres. Le fondement de la république est donc cette même idée d’un droit égal ou de justice que les philosophes communautariens voudraient enrichir d’une conception partagée du bien moral.

Pour les républicains encore, la république n’est pas une réalité politique abstraite, mais ce bien commun que nos parents et les parents de nos parents ont contribué à construire et conserver et qu’il est de notre devoir de conserver si nous voulons que nos enfants vivent libres. Certes chaque Cité, chaque communauté nationale, est particulière et a sa propre histoire et ses caractères, qui la différencie des autres Cités, mais pour être une véritable république, elle doit être fondée sur la justice. Mais si nous construisons notre Cité sur une conception particulière du bien commun, sur une culture particulière, nous n’aurons pas une Cité juste, une Cité de tous, mais la Cité de quelques-uns pour quelques-uns.

Les républicains classiques considéraient la participation des citoyens à la vie de la république importante soit pour la préservation de la liberté soit pour l’éducation civile des citoyens, et par conséquent encourageaient chacun d’entre eux à des manières de vie raisonnable. Ils ne considéraient pourtant pas la participation comme la valeur ou la fin principale de la république, mais davantage comme un moyen de protéger la liberté en sélectionnant les meilleurs citoyens et en leur confiant des charges de responsabilité. Avoir de bons dirigeants est plus important que la participation des citoyens à toutes les décisions. C’est pourquoi ce qui compte le plus est que celui qui gouverne et qui délibère désire servir le bien commun.

L’égalité républicaine ne comprend pas seulement l’égalité des droits civils et politiques, mais exige également de garantir à tous les citoyens les conditions sociales, économiques et culturelles qui leur permettent de vivre avec dignité et respect de soi propres à la vie civile.

La tradition républicaine a ainsi connu ce qu’on désigne d’ordinaire comme un renouveau depuis les années 1960. L’élaboration par Philip Pettit d’une théorie de la liberté politique comme absence de domination a constitué une étape importante de ce renouveau.

Ce renouveau s’est enraciné dans le courant de recherches historiographiques initiées par la publication de l’ouvrage de J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien. Commandée par la volonté de contester la prédominance, dans le domaine de la philosophie politique, du discours libéral-juridique, la démarche de Pocock a tenté de mettre en valeur la prédominance de la tradition de l’humanisme civique de la pensée florentine jusqu’à la Révolution américaine, en proposant une vision de l’histoire politique américaine en rupture avec l’idée d’un triomphe progressif et indiscutable du libéralisme. Le discours humaniste civique repose sur une anthropologie présentant l’homme comme un être politique ne pouvant s’accomplir que par la participation à la vie de la cité. La liberté recouvre moins ici le fait de jouir de ses droits sous la protection de la loi qu’un exercice de la vertu civique. Cette vertu se définit par la défense du bien public qui passe par celle de la forme républicaine permettant l’indépendance de la collectivité.

Les thèses de Pocock ont été prolongées et contestées par Q. Skinner qui a soutenu que l’accent mis sur la participation civique découle non pas d’une reprise de thèses aristotéliciennes mais d’une réactualisation de thèses cicéroniennes: la participation civique apparaît moins comme une fin en soi que comme une valeur quasi-instrumentale visant la protection de la liberté comme indépendance. Skinner a tenté de montrer que la sauvegarde de la liberté négative constituait bien une visée ultime pour les penseurs de la Renaissance qui avaient bien saisi qu’une citoyenneté active était le seul moyen d’atteindre un tel but. Skinner s’appuie, pour étayer sa position, sur la pensée de Machiavel au sein de laquelle pourrait s’opérer la jonction de l’idéal antique de vertu civique et d’une défense de la liberté individuelle, permettant de définir les contours d’une démocratie pluraliste bien distincte de la conception libérale et de la vision communautarienne de la démocratie.

Pettit s’est inscrit dans la lignée de Skinner et la démarche déployée dans Républicanisme a visé à montrer en quoi les idéaux républicains ne peuvent être rabattus sur des idéaux communautariens. Mais sa propre démarche s’est inscrite dans un rapport critique à celle de Skinner : son but a été moins de contester l’assimilation de la liberté républicaine à une forme positive de liberté que de dépasser le dilemme classique de la liberté positive, définie en termes d’autonomie et d’autoréalisation, et de la liberté négative, définie en termes de non-interférence. Il s’est agi pour lui de définir la liberté républicaine à partir d’un critère de démarcation permettant d’éviter tout rabattement de celle-ci, que ce soit sur la liberté positive ou sur la liberté négative : d’où l’élaboration du concept de non-domination, liée à l’intuition qu’il existe une différence fondamentale entre l’interférence et la domination, conçue comme maîtrise sur autrui. La liberté se définit négativement mais pas à partir de la seule interférence puisqu’il s’agit d’exclure toute maîtrise de mes actes par autrui. Pettit a appuyé sa distinction entre liberté négative et non-domination sur le cas paradigmatique de l’esclave qui est dominé dans la mesure où son maître peut interférer à sa guise dans sa conduite : il peut y avoir domination sans interférence dès lors que quelqu’un est en position d’influer arbitrairement sur mes actions ; ainsi, un maître peut être bienveillant au point de laisser ses esclaves agir sans interférer tout en conservant un pouvoir d’interférence dont rien ne garantit qu’il n’usera pas. C’est précisément cette contingence, qui caractérise intrinsèquement l’idéal de non-interférence, que Pettit va viser à exclure à travers la notion de non-domination. La non-domination n’est pas l’absence d’interférences mais l’exclusion d’interférences arbitraires : elle correspond à une franchise « résiliente ». Si le maître bienveillant représente le cas typique de domination sans interférence, les exemples des interventions du juge ou du policier, régulées par des filtres légaux, illustrent l’idée d’interférence sans domination.

La domination réside donc dans la capacité à interférer de manière arbitraire dans les actions d’un agent individuel ou collectif. Une interférence est arbitraire quand elle ne va pas de pair avec la représentation que les autres peuvent avoir de leurs intérêts. Un acte d’interférence est non-arbitraire dès lors qu’il vise un intérêt commun ; il implique une prise en compte des intérêts des agents qu’il concerne. Si la domination se définit ainsi à partir de l’idée d’une capacité d’interférence arbitraire dans les choix d’autrui, on comprend comment la conception de la non-domination aboutit à un contre-pouvoir : la non-domination renvoie à la « capacité de contrôle que possède une personne sur sa propre destinée ». La non-domination n’est pas l’absence d’interférence mais la garantie de n’en pas subir d’arbitraire. De plus, non-domination et domination font, toutes deux, l’objet d’un savoir commun. La non-domination n’est donc effective que dans la mesure où elle fait l’objet d’une conscience partagée, qui se manifeste dans une certaine attitude à l’égard de celui qui en dispose. En résumé, la liberté comme non-domination n’est pas l’absence d’interférence mais la garantie intersubjective de ne pas subir une situation sociale où l’arbitraire peut prévaloir. Elle renvoie d’abord à une structure objective d’ordre statutaire – un ensemble de garanties juridiques et institutionnelles –, qui se traduit subjectivement par un sentiment de sécurité, et intersubjectivement par la reconnaissance que manifeste autrui, lesquels conditionnent en retour le maintien de ma capacité à agir.

Skinner a reproché à Pettit de passer à côté de l’irréductibilité de la tension entre liberté et interférence. Pettit a ainsi été amené à distinguer plusieurs niveaux d’analyse de la liberté, soulignant que notre liberté ne peut subsister sans l’étayage de certaines interférences contrôlables entravant d’autres interférences non maitrisables. Un débat distinct a opposé Pettit et Ian Carter quant à l’apport spécifique de l’idéal de non-domination. En cherchant à appréhender le degré de liberté dont jouit une personne à un moment donné, on doit prendre en compte le caractère de précarité de l’état de non-interférence concerné. Mais Pettit semble pourtant distinguer le concept de non-interférence « garantie » de celui de non-interférence « prévue ». Dès lors, la différence entre libéraux et républicains ne tiendrait pas selon Carter à la manière d’interpréter la liberté mais à la valeur relative assignée à la liberté d’un côté, à la sûreté ou prévisibilité de l’autre. Carter défend ainsi une approche empirique de la mesure de la liberté qui n’est fonction de rien d’autre que de l’extension des actions disponibles. De même, Matthew Kramer rejette l’idée républicaine selon laquelle il existerait des situations de non-liberté en l’absence de toute interférence. Pettit affirme que ce qui compte ce n’est pas une probabilité quasi-nulle d’interférence arbitraire, mais son impossibilité. Il semble difficile d’établir une relation plus intime entre loi et liberté sauf si l’on adopte une conception de la liberté comme autodétermination.

Pettit précise que son objet n’est pas cette liberté directe que Carter essaie de mesurer mais la liberté sociale qu’il faut comprendre en terme de statut, impliquant, pour qu’un agent soit libre, que la non-interférence soit et reste hautement probable quelles que soient les préférences des agents. L’approche de Pettit porte sur la liberté vue en contexte sociopolitique et non la liberté en un sens formel plus général. Pettit précise son concept de non-domination en introduisant la notion de « contrôle étranger »: un agent peut être considéré comme étant libre s’il n’est pas contrôlé par une influence étrangère qui restreint indûment sa liberté de choix.

Si Pettit a privilégié la description des modalités institutionnelles de la non-domination, en la corrélant au statut, il en a en revanche négligé la dimension réciproque, i.e. la façon dont la non-domination se traduit dans les relations interpersonnelles.

Le concept de liberté comme non-domination a ainsi constitué un enjeu central des débats les plus récents sur le républicanisme. En effet, il a été présenté par Pettit d’une part comme le noyau analytique et normatif de la tradition républicaine – en cela, il a été perçu comme susceptible de nourrir une relecture de cette même tradition, d’en revisiter les classiques, et de permettre de cerner une intuition commune à la plupart des variantes du républicanisme, par delà leurs divergences ; mais il a aussi été identifié comme susceptible de fournir la base d’un renouveau et d’un élargissement de la réflexion institutionnelle républicaine par delà ses limites traditionnelles, massivement critiquées par la théorie sociale et politique contemporaine. Il s’est agi d’emblée de montrer en quoi il est possible de construire des institutions modernes autour d’un idéal de non-domination qui n’aurait rien d’utopique. D’où le souci de mettre en relief le caractère englobant de l’idiome de non-domination autour duquel peut s’articuler un ensemble très hétérogène de revendications, des revendications écologistes aux multiculturalistes en passant par les revendications féministes et sociales.

Il s’agira donc bien, entre autres choses, de revenir ici sur les enjeux institutionnels et pratiques de l’idée de liberté comme non-domination, mais pas seulement. Il s’agira aussi de donner un aperçu, nécessairement partiel, de la façon dont des contributions comme celle de Pettit, et les débats qu’elles ont suscités, ont provoqué un véritable renouvellement de la réflexion contemporaine sur l’idée républicaine, au croisement de la théorie analytique normative, de la théorie sociale et de l’histoire des idées et pratiques politiques. Il s’agit d'aborder en particulier la façon dont le néo-républicanisme problématise la question éducative, la problématique du statut des droits dans le discours républicain contemporain mais aussi la façon dont le néo-républicanisme fournit la base d’une réflexion sur l’immigration ou encore les enjeux plus économiques de la pensée républicaine contemporaine. 

 

Pluralisme éthique, civilité et éducation

 

 

Comme mentionné précédemment, la dimension réciproque de la non-domination repose sur le fait que pour qu’un agent soit considéré comme libre, il faut que ses intérêts soient pris en compte mais aussi qu’il prenne en compte ceux des autres : la réciprocité intègrera donc obligatoirement la prise en compte d’un renforcement mutuel des libertés individuelles. La dimension communicationnelle de l’intersubjectivité joue à cet égard un rôle crucial dans le développement de ce pouvoir réciproque; la non-domination aurait dès lors des liens, insuffisamment mis en lumière par Pettit, avec la liberté positive.

Dans la perspective ouverte par Maynor qui prolonge de façon critique les positions de Pettit, la réalisation républicaine de la réciprocité permet un enrichissement contribuant à la maîtrise de soi, mais il ne s’agit cependant pas de revenir à la défense d’une conception positive de la vie bonne. La positivité de la réciprocité est plutôt déplacée au sein de la dynamique sociale de la civilité. En s’appuyant sur la civilité, le néorépublicanisme peut, dans une grande mesure, s’autoréguler car, contrairement à la maîtrise de soi, la vertu civile inclut sa propre récompense dans la reconnaissance mutuelle des agents. Il s’agit donc de montrer la possibilité d’admettre un pluralisme dans les dispositifs de régulation des comportements, de sorte que si la notion républicaine implique un État fort, elle risque moins de tomber dans le piège de l’État bienveillant, aussi omniscient qu’omniprésent. Pour le comprendre, il suffit de se référer à la notion de vigilance que la civilité est censée encourager : Pettit conçoit la vigilance sur le modèle de l’alarme d’incendie plus que sur celui de la patrouille policière (i.e. de la répression). Or cette vigilance peut être parfaitement compatible avec le règne d’une confiance authentique au sein du corps social.

Le corollaire de ces développements est la mise en évidence d’une manière spécifiquement républicaine d’aborder les politiques publiques, au prisme de la notion d’une politique de la confiance. Pour étayer une telle notion, Pettit s’appuie sur le travail effectué, de Not Just Deserts à The Economy of Esteem en passant par Rules, Reasons and Norms, pour concevoir une approche originale de la régulation sociale dont le pivot est le dispositif de la « main intangible ». Pettit a élaboré cette idée dans le cadre d’une réflexion sur la civilité et sur la corruption des gouvernants, afin de montrer que l’on peut, depuis la perspective républicaine de la non-domination, sortir du conflit entre, d’un côté, une régulation pensée au prisme de la « main de fer » des lois et des interventions étatiques et, de l’autre, une régulation comprise comme résultant d’une composition des intérêts, comme c’est le cas dans le cadre de l’optique libérale qui évoque une « main invisible ».

Pettit entend remettre en question l’idée selon laquelle les démocraties contemporaines devraient nécessairement choisir entre la « main invisible » et la « main de fer ».  Une telle vision dichotomique conduit à considérer que dans tous les domaines où les mécanismes du marché sont inapplicables, il convient de mettre en œuvre une stratégie de management « à poigne ». Mais ce type de stratégie risque d’avoir les effets négatifs propres à un mode de sanction centré sur les déviants. Or Pettit rejette un tel mode de sanction dans le domaine institutionnel et social en ce qu’il repose sur une image des agents qui fait d’eux des agents malhonnêtes : il risque donc de décourager les agents honnêtes et de réduire leur disposition à se conformer aux règles.

D’où l’insistance de Pettit sur la nécessité d’accorder une priorité aux filtres sur les sanctions dans le cadre d’une stratégie de régulation centrée sur les individus ayant tendance à se conformer aux règles. Le souci d’éviter toute stratégie centrée sur les déviants est lié au fait qu’elle risquerait de détruire la civilité que peut au contraire nourrir un dispositif dit de la « main intangible ». Ce dispositif fait espérer aux individus de l’estime sociale en l’échange de certains comportements. La notion de « main intangible » est pour Pettit le pivot d’une troisième voie en matière de régulation. Elle dessine les contours d’une régulation efficace, peu « coûteuse » – car elle peut prendre un tour quasi-automatique – et compatible avec la vertu qu’elle ne décourage pas contrairement aux optiques centrées sur la dissuasion et la répression plus que sur une incitation axée sur l’estime.

Le développement de cette idée d’une main intangible est notamment allé de pair avec la mise en évidence d’une manière spécifiquement républicaine d’aborder la question de la justice pénale. Pettit a en effet défendu, dans Not Just Deserts écrit avec John Braithwaite, l’idée que la perspective républicaine sur la justice pénale recouvre l’adhésion à un principe d’économie des peines. Si la logique de criminalisation des actions est censée être ordonnée à la maximisation de la non-domination, elle doit donc être modérée,  les forces de l’ordre devant voir leur domaine d’action strictement borné. Le but du système pénal ne devrait pas être uniquement d’assurer la paix sociale à moindres frais mais de renforcer la non-domination en favorisant une reconnaissance de la victime comme personne libre par le criminel, une réparation du tort causé par ce dernier et une garantie que le délit ou le crime ne se reproduira pas. En cela, on l’a compris, l’accent mis sur la dimension non répressive de toute justice pénale authentiquement républicaine va de pair avec le souci de Braithwaite et Pettit de prendre leurs distances avec le paradigme déontologique et rétributiviste sans se rabattre sur une perspective utilitariste, en défendant une orientation conséquentialiste axée sur la maximisation de la non-domination. Ce refus de toute conception répressive est en continuité avec l’affirmation des mérites, en matière de régulation sociale, d’une politique de la confiance. Il s’appuie sur la conception de la civilité que Pettit a plus récemment articulée au projet d’une économie de l’estime, visant à explorer le rôle central et productif de la quête d’estime sociale en matière de régulation des mœurs.

Le projet républicain d’éducation civique doit aller au-delà de la valorisation du respect mutuel car il implique une conception générale plus robuste et consistante des vertus civiques et des valeurs censées conditionner la maximisation de la non-domination à l’intérieur de la société. La dimension intrinsèque et substantielle des valeurs et des idéaux républicains implique dès lors une compréhension « quasi-perfectionniste » du républicanisme ouvrant sur la possibilité de s’écarter de la neutralité libérale sans pour autant tomber dans l’écueil du communautarisme. L’État républicain pourrait être autorisé à interférer dans la vie des individus pour promouvoir des idéaux substantiels associés à l’idéal de non-domination.

Dans La république et ses démons, Sophie Audidière, dans un article intitulé « L’école républicaine à l’épreuve d’une révision néo-républicaine », entreprend d’interroger le modèle théorique français d’école républicaine au prisme de la théorie de la non-domination. Il s’est agi pour elle d’observer les effets de l’introduction de la définition néo-républicaine de la liberté comme non-domination sur l’ordre scolaire, en partant du constat que parents et enseignants exercent des « pouvoirs spéciaux » sur les enfants, que ces pouvoirs ne doivent jamais être des formes de domination mais doivent au contraire, en tant qu’interférences éducatives censées être non arbitraires, répondre aux mêmes réquisits démocratiques que les autres relations d’interférence. Naël Desaldeleer revient sur le statut de la question éducative dans l’histoire de la tradition républicaine afin de mieux cerner la spécificité de l’approche néo-républicaine en mettant en relief en particulier la façon dont celle-ci re-problématise les rapports entre éducation et formation éthique. Explorant la portée et les limites de l’approche de Pettit, Naël Desaldeleer s’interroge sur les contours qui pourraient être ceux d’une éducation assurant la promotion de la non-domination au rang d’objectif majeur.

 

Néo-républicanisme, conséquentialisme et question des droits

 

 

Le conséquentialisme est au cœur de l’éthique sociale de Pettit et de la façon dont il envisage la maximisation de la non-domination. Dans la lignée de sa réflexion méthodologique sur la théorie du choix rationnel, Pettit a défini les contours d’un conséquentialisme « virtuel » ou « intermittent » : l’agent moral agit de façon spontanée la plupart du temps mais, dès que son comportement ne satisfait plus les contraintes qu’il admet habituellement, l’agent va adopter une perspective conséquentialiste. Ce qui caractérise le conséquentialisme c’est le fait de chercher à promouvoir les valeurs au lieu de chercher à les honorer en toutes circonstances. La promotion du bien que recouvre le conséquentialisme se définit comme promotion, non de la valeur effective mais de la valeur attendue. C’est ce conséquentialisme, dissocié de l’utilitarisme, que Pettit articule au républicanisme.

L’approche de Pettit est aussi conséquentialiste en ce qu’elle consacre un primat des institutions sur toute idée de contrat social, Pettit mettant l’accent non pas sur le fait que la puissance publique honore déontologiquement des contraintes issues d’un contrat mais sur la manière dont elle favorise ou non certaines valeurs. Dans The Common Mind, Pettit va ainsi distinguer trois types d’approches du politique : les approches contractualistes qui cherchent à déterminer quels agencements sociaux seraient choisis dans le cadre d’un pacte social ; les approches centrées sur les valeurs qui visent à déterminer quels agencements correspondent de façon optimale à des valeurs politiquement reconnues ; les approches centrées sur les institutions qui tentent de déterminer quelles valeurs politiques peuvent être institutionnalisées par un gouvernement.

Sur la base d’une réflexion critique de l’approche de T. Scanlon, Pettit met en avant l’idée que le dispositif du contrat avait tout au plus un statut non pas constitutif mais heuristique et défendu les mérites d’une approche institutionnelle dont l’un des enjeux est, entre autres, de sortir « des limites associées, depuis au moins Rawls, à la perspective de la « théorie idéale » ou de cette difficulté qui consiste à faire correspondre les options les plus rationnelles et les plus désirables, heuristiquement déterminées par le contractualisme, avec l’enjeu de leur réalisation dans la réalité institutionnelle, sociale et politique ».

Hamel réinterroge la façon dont le renouveau du républicanisme a eu pour arrière-plan l’idée d’une tension fondamentale entre discours libéral des droits et discours républicain. Pour ce faire, il se concentre sur la perspective de Pettit en explorant le rôle qu’y joue la référence au discours des droits. Hamel montre notamment en quoi les propositions de Pettit semblent reposer sur la thèse d’un droit moral de ne pas être dominé et en quoi cela implique, entre autres, de ré-interroger le statut de la théorie de la liberté comme non-domination.

 

Néo-républicanisme, communauté, immigration

 

 

La démarche de Pettit a été d’emblée motivée par le pari d’un élargissement du républicanisme au-delà de ses limites culturelles et sociales, en mettant en valeur son caractère universalisable. Contre les critiques classiquement adressées au républicanisme, Pettit a en particulier insisté sur la façon dont le concept de non-domination est au cœur des revendications féministes les plus centrales et serait en cela susceptible de rompre avec la marginalisation des enjeux féministes à la périphérie de la théorie politique. En outre, développant la théorie démocratique impliquée par l’idéal de la liberté comme non-domination, Pettit a également mis l’accent sur la manière dont le projet républicain d’une démocratie de contestation – censée compléter et pallier les limites de la seule démocratie électorale en garantissant la « contestabilité » des décisions collectives – s’articule à une conception forte de l’inclusion : en particulier, un tel projet est d’autant plus attractif qu’il est, selon Pettit, susceptible d’intégrer les propositions de « théoricien de la différence » comme Iris Young, qui développe une approche radicale de la question de l’inclusion démocratique en défendant des dispositifs de représentation spéciale des groupes subalternes et marginalisés.

En cela, Pettit a mis fortement l’accent sur le souci d’élargir l’idéal républicain d’inclusion politique, en dissociant l’idéal républicain de liberté de toute conception trop étroite et rigide de la communauté politique. Il s’agit en cela d’intégrer à la réflexion républicaine le dépassement de tout un ensemble de frontières, la théorie de la liberté comme non-domination étant susceptible de fournir la base d’une réflexion aussi bien sur les rapports entre environnements et sociétés qu’entre hommes et femmes, groupes sociaux et culturels dominants et groupes minoritaires etc….

Pettit va jusqu’à insister sur la façon dont la théorie de la liberté comme non-domination serait susceptible de nous aider à aborder la question des relations internationales. En particulier, la théorie de la liberté comme non-domination impliquerait, souligne Pettit, une conception de la politique républicaine de la défense qui va dans le sens d’un renforcement de la coopération et des institutions internationales.

Solange Chavel entreprend de réinterroger les hypothèses centrales de la pensée néo-républicaine au prisme de la question de l’immigration. Explorant en la matière la portée et les limites du cadre néo-républicain, S. Chavel interroge le concept de non-domination, l’interprétation qu’on doit en faire dès lors qu’il s’agit de proposer une lecture féconde des questions migratoires. Elle entend ainsi mettre en relief la façon dont l’idéal de non-domination constitue un véritable outil dès lors qu’il s’agit d’appréhender les enjeux de justice non seulement au sein de la communauté nationale des citoyens, mais dans un contexte mondial.

  

Néo-républicanisme, économie politique et Etat social

 

 

On a déjà évoqué la façon dont Pettit articule sa réflexion sur la civilité au projet d’une économie de l’estime. Un tel projet a l’intérêt de s’inscrire dans l’élaboration d’une approche néo-républicaine des mécanismes de régulation des marchés. Sur ce point l’approche néo-républicaine n’induit pas un rejet radical du marché et de la propriété privée. Il s’agit en effet désormais de se demander quelles sont les interférences non arbitraires qu’il est possible d’envisager pour faire en sorte que le marché serve l’idéal de non-domination ; cela implique d’envisager la légitimité de contraintes normatives fortes sur la propriété, l’échange et la régulation en évitant les écueils opposés du libertarisme et du socialisme et en s’inscrivant dans l’élaboration plus large d’une économie civique.

Outre la question de la régulation des marchés, le projet d’une telle économie civique recouvre également, d’une part, un questionnement sur la citoyenneté économique : il s’agit,  dans ce cadre, de déterminer les conditions républicaines d’une citoyenneté républicaine en s’interrogeant sur ce que cela signifie et implique d’être à la fois citoyen et travailleur, une telle question pouvant être comprise sous l’angle de ce que l’on doit garantir aux individus qui travaillent (une forme d’autonomie et de participation) ou bien sous l’angle de l’exercice de cette citoyenneté par les citoyens eux-mêmes (et ce que cet exercice implique : vertus civiques, participation, etc.) ; mais le projet d’économie civique néo-républicaine implique également, d’autre part, au-delà même de la réflexion sur la non-domination, un questionnement sur l’égalitarisme économique, au cœur de travaux novateurs comme ceux de Stuart White sur le civic minimum.

Marie Garrau analyse et discute les principaux axes de la contributions de S. White aux débats sur l’économie néo-républicaine : analysant de façon critique les propositions de White sur le civic minimum, Marie Garrau problématise ainsi l’apport du néo-républicanisme dès lors qu’il s’agit d’initier une réflexion sur les mutations contemporaines de l’Etat social. La contribution de Vincent Bourdeau s’inscrit également dans le cadre d’une telle réflexion mais sous un angle différent : elle s’attarde plus spécifiquement sur la problématique de la citoyenneté économique. En effet, V. Bourdeau revient sur la façon dont le travail, qui a longtemps eu mauvaise réputation au sein de la tradition républicaine, a fait l’objet d’une véritable réévaluation dans les théories républicaines à partir de la fin du XVIIIème siècle et est au cœur d’importants réaménagements de la théorie républicaine contemporaine. Bourdeau éclaire ainsi le statut de la question du travail au sein du projet néo-républicain d’une économie civique.

 

 

                         

L'Espace républicain